Dépistage du kératocône fruste et intelligence artificielle – Dr N. MESPLIÉ

N. MESPLIÉ Espace Hélios Ophtalmologie, SAINT-JEAN-DE LUZ, Centre Activa, PAU.

Dr Mesplié

Pour l’ensemble des chirurgies réfractives cornéennes, le dépistage du kératocône fruste reste plus que jamais d’actualité afin d’éviter le risque d’ectasie. Si le diagnostic du kératocône ne pose aujourd’hui quasiment aucune difficulté (et ne sera d’ailleurs pas abordé ici), le diagnostic de kératocône fruste est quant à lui extrêmement difficile.

L’intelligence artificielle existe depuis près de 20 ans et ses progrès permanents nous permettent aujourd’hui de dépister ces cornées à la frontière entre le normal et le pathologique. Et ce n’est que le début ! L’objectif ultime n’est sans doute pas de dépister des cornées suspectes mais de dépister des patients qui développeraient une ectasie suite à une chirurgie réfractive cornéenne. L’avènement en intelligence artificielle du machine learning devrait permettre dans les prochaines années de répondre à cette problématique que l’homme seul n’arrivera probablement jamais à résoudre.

Les données à recueillir lors de la consultation

Lors d’une consultation préopératoire de chirurgie réfractive, on s’intéresse essentiellement à récuser les patients qui ont un risque d’ectasie (et pas seulement une cornée suspecte). Un interrogatoire minutieux et orienté vers ce dépistage doit systématiquement être réalisé, on recherche particulièrement :

– l’âge ;

– les antécédents familiaux de kératocône ;

– les frottements oculaires ;

– les dysphotopsies en vision nocturne ;

– l’atopie.

Vient ensuite le temps de l’examen clinique qui ne retrouve aucun signe de kératocône à la lampe à fente (sauf en cas de kératocône avéré) mais qui permet d’écarter des artéfacts qui pourraient fausser les examens topographiques (par exemple, une kératite ponctuée superficielle). Cet examen permet aussi de définir l’amétropie à corriger qui est un élément bien entendu déterminant, non seulement dans le choix de la technique mais aussi dans le risque d’ectasie.

Les temps des examens complémentaires sont une étape primordiale. Une pachymétrie fine peut nous orienter mais ne doit pas rassurer en cas de normalité. La topographie Placido antérieure garde encore un intérêt même si cela reste insuffisant pour conclure à une normalité des cornées. Une asymétrie topographique avec bombement inférieur, une kératométrie extrême (> à 47 D) ainsi qu’une perte de l’énantiomorphisme entre les deux yeux sont les trois critères principaux à observer (fig. 1).

Fig. 1 : Importance du paramétrage des topographes et tomographes. Plus le pas d’échelle est bas, plus on augmente la sensibilité du dépistage. L’analyse tomographique doit se faire à partir d’une sphère de référence “asphéro­torique” afin d’analyser au mieux les asymétries.

Elles utilisent un modèle d’œil simplifié. Elles diffèrent essentiellement par les moyens utilisés pour extrapoler l’ELP. Les formules théoriques de première génération reposant sur les formules de vergence n’utilisaient que la valeur longueur axiale pour prédire la profondeur de chambre antérieure, cela était par exemple les formules de Hoffer et Binkhorst.

Les formules théoriques de troisième génération : leur chef de file est la formule SRKT laquelle utilise, dans le cadre d’une formule très sophistiquée, le couple kératométrie et longueur axiale pour prédire la position de l’implant.

Il existe au sein de cette formule deux sous-groupes pour des longueurs axiales supérieures ou inférieures à 24,4 milli- mètres. Cette formule est intégralement publiée mais ne peut se résumer à une équation simple et elle nécessite un logiciel pour la mettre en œuvre (fig. 1).

La tomographie cornéenne est aujourd’hui l’examen incontournable du dépistage du kératocône (fig. 1 à 4). Le raffinement des machines permet aujourd’hui d’obtenir non seulement une cartographie pachymétrique, ainsi qu’un mapping épithélial, mais aussi une analyse de la cornée en 3 dimensions et permet d’explorer à la fois la face antérieure de la cornée et la face postérieure. Enfin, elle est le plus souvent couplée à une analyse aberrométrique de la cornée. Les critères tomographiques principaux sont récapitulés dans le tableau I.

L’analyse de la biomécanique par des machines dédiées comme l’ORA ou le Corvis peut apporter des éléments complémentaires à la recherche de cornée anormale.

On l’aura compris, c’est tout un ensemble d’éléments qui nous permet de conclure à un risque potentiel d’ectasie postopératoire. Néanmoins, ces éléments ne peuvent pas être facilement hiérarchisés par le cerveau de l’homme et c’est pourquoi l’intelligence artificielle devrait s’avérer d’une aide précieuse.

Rappel sur l’intelligence artificielle (fig. 5 et 6)

Sans être un spécialiste du domaine, on peut tout de même retenir quelques fondamentaux sur l’intelligence artificielle. Si l’intelligence artificielle vise à mimer la logique et le fonctionnement d’un cerveau humain, il est défini classiquement deux niveaux d’intelligence artificielle :

>>> L’IA dite “faible” : l’objectif de cette IA est d’exécuter la tâche qui lui a été définie. Ce type d’IA présente des performances élevées dans un domaine et un seul. À partir d’algorithmes et de systèmes autonomes, on cherche à résoudre un problème donné. Un comportement observé sera codé par la machine afin qu’elle exécute une tâche précise. Pour une même situation analysée, sa réponse sera donc toujours la même…

>>> L’IA dite “forte” : encore appelée machine learning, elle est censée reproduire le fonctionnement cognitif du cerveau humain. La particularité de cette IA est d’évoluer au fur et à mesure de son apprentissage. Si cette IA peut paraître effrayante, elle doit permettre de résoudre des problèmes que l’homme ne peut résoudre.

L’intelligence artificielle pour le dépistage du kératocône
(fig. 7 et 8)

Fig. 7 : Cocoricooo ! Parmi les tests de dépistage du kératocône, les français sont au premier plan. Le Dr Smadja, à partir d’une base de données du Centre de référence national du kératocône (CRNK) de Bordeaux et avec l’aide d’une équipe de mathématiciens israéliens, a présenté un test de dépistage du kératocône infraclinique sur le Galilei avec une spécificité supérieure à 97 % et une sensibilité supérieure à 93 %. Le test a pris en considération plus de 55 éléments à partir d’une machine dotée d’IA type machine learning, ce qui a permis d’obtenir ces excellents résultats [4]. Dans le même esprit, cette fois sur l’Orbscan et avec une prise en compte d’une vingtaine d’éléments tomographiques, les Drs Saad et Gatinel ont permis de mettre au point un test de dépistage du kératocône infraclinique avec une sensibilité et une spécificité de l’ordre de 92 % [3]. Il est important de noter que, pour ces deux dépistages, la définition de kératocône infraclinique (dit fruste) est la même, à savoir une topographie normale chez un patient atteint de kératocône sur l’œil controlatéral, ce qui ne fait que donner plus de valeur à ces excellents pourcentages.

Fig. 7 : Cocoricooo ! Parmi les tests de dépistage du kératocône, les français sont au premier plan. Le Dr Smadja, à partir d’une base de données du Centre de référence national du kératocône (CRNK) de Bordeaux et avec l’aide d’une équipe de mathématiciens israéliens, a présenté un test de dépistage du kératocône infraclinique sur le Galilei avec une spécificité supérieure à 97 % et une sensibilité supérieure à 93 %. Le test a pris en considération plus de 55 éléments à partir d’une machine dotée d’IA type machine learning, ce qui a permis d’obtenir ces excellents résultats [4]. Dans le même esprit, cette fois sur l’Orbscan et avec une prise en compte d’une vingtaine d’éléments tomographiques, les Drs Saad et Gatinel ont permis de mettre au point un test de dépistage du kératocône infraclinique avec une sensibilité et une spécificité de l’ordre de 92 % [3]. Il est important de noter que, pour ces deux dépistages, la définition de kératocône infraclinique (dit fruste) est la même, à savoir une topographie normale chez un patient atteint de kératocône sur l’œil controlatéral, ce qui ne fait que donner plus de valeur à ces excellents pourcentages.

Actuellement, à chaque machine topographique et tomographique son intelligence artificielle ! Nous sommes à l’ère où de multiples algorithmes et autres réseaux neuronaux permettent de prendre en compte différentes analyses topographiques et tomographiques afin de savoir si les cornées sont à risque d’ectasie. Dans notre pratique courante, ces tests correspondant à des “boîtes noires” peuvent aussi être assimilés à de l’IA faible de type réactive.

De grands noms ont proposé une intelligence artificielle pour le dépistage du kératocône, évaluant tout d’abord les anomalies topographiques (Rabinowitz, Maeda, Klyce, Smolek) puis les anomalies tomographiques (Gatinel, Ambrosio, Smadja, Arbelaez), permettant d’obtenir jusqu’à plus de 95 % de sensibilité pour le dépistage des kératocônes frustes. Il est à notre sens inutile de tous les décrire ici car chaque test de dépistage est adapté à une machine et une seule. Il faut noter néanmoins les points communs de la mise au point des derniers tests de dépistage : ils sont quasiment tous élaborés à partir d’une IA de type machine learning. Ainsi, la boîte noire (que nous avons qualifié d’IA faible de type réactive) est issue d’une forme d’IA forte.

L’avenir (fig. 9)

1. Le dépistage idéal

Si le nombre d’ectasies post­Lasik a très largement diminué au cours de la dernière décennie, il reste beaucoup à faire pour supprimer totalement cette complication. À ce jour, aucun chirurgien, aussi expérimenté soit­il, ne pourra certifier qu’un patient ne fera pas d’ectasie. Les IA fortes et le machine learning pourraient avoir l’ambition non seulement de détecter des kératocônes frustes, mais aussi de savoir quel patient fera une ectasie post­chirurgie réfractive cornéenne.

Conceptuellement, on imagine une machine prenant en compte un patient dans sa globalité, c’est­à­dire non seulement ses anomalies topographiques et tomographiques mais aussi ses antécédents, son âge, son amétropie et la technique chirurgicale envisagée.

2. Les contraintes et les risques d’une IA forte pour un dépistage

Toute la difficulté d’une telle démarche serait avant tout de fournir à la machine une base de données suffisamment puissante et fiable pour que celle­ci ne donne pas de résultats erronés. La machine devrait être capable d’analyser tous les topographes aberromètres et tomographes du marché, ce qui pourrait s’avérer difficile…. À la vue de la rareté de cette complication, de son origine plurifactorielle et de son polymorphisme clinique, un feed back des patients en postopératoire sera obligatoire afin que la machine progresse et s’améliore. Le feed back se heurterait alors au risque de dégrader le mode de pensée de la machine si la fiabilité des données n’était pas vérifiée, démarche systématique dans l’IA. Un panel d’experts devrait sans doute être sélectionné pour effectuer ce feed back.

Conclusion

L’IA est déjà présente dans notre quotidien et cela depuis de nombreuses années. Son éclosion, très prometteuse mais aussi quelque peu effrayante, nous permet d’entrevoir toutes les possibilités qu’elle pourra nous offrir.

L’avènement de l’IA forte et le machine learning devraient nous permettre dans les prochaines années de sélectionner les bons candidats pour une chirurgie cornéenne en nous stipulant la technique la plus adéquate pour chaque patient.

N. MESPLIÉ – Supplément à Réalités Ophtalmologiques n° 271 • Avril 2020 • Saison 12

Pour en savoir plus :

• Rabinowitz YS. Keratoconus: classification scheme based on videokeratography and clinical signs. J Cataract Refract Surg, 2009;35:1597­1603.

• KlYce SD, SmoleK mK, maeDa n. Keratoconus detection with the KISA% method­another view. J Cataract Refract Surg, 2000;26:472­474.

• SaaD a, Gatinel D. Topographic and tomography properties of forme fruste keratoconus corneas. Invest Ophthalmol Vis Sci, 2010;51:5546­5555.

• SmaDja D, touboul D, cohen a et al. Detection of subclinical keratoconus using an automated decision tree classification. Am J Ophthalmol, 2013;156:237­246.

• aRbelaez mc, VeRSaci F, VeStRi G. Use of a support vector machine for

keratoconus and subclinical keratoconus detection by topographic and tomographic data. Ophthalmology, 2012;119:2231­2238.

• SanthiaGo mR, SmaD D, G S bF et al. Association between the percent tissue altered and post­laser inome situ keratomileusis ectasia in eyes with normal preoperative topography. Am J Ophthalmol, 2014;158:87­95.

• VannieuwenhuYze a. Intelligence artificielle vulgarisée : le Machine Learning et le Deep Learning par la pratique. Editions Eni, 2019.

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